Dans ce très beau livre qu’est Le lambeau de Philippe Lançon[1], l’écrit sur soi transcende les limites de la pudeur avec une humilité confondante qui permet à son auteur de faire face aux  intrusions répétées sur son corps comme sur sa personne, auxquelles se livrent les soignants d’une part et leurs gestes d’autre part. Tout cela sur une période de temps dont on perd avec lui le sens, tant le séjour passé dans les différents lieux de soins échappe à la prise de conscience de la durée. Ainsi s’instaure un hors-temps qui donne la mesure de ce que le retour à la vie quand la mort est passée si près implique de réaménagements et de séparations entre soi et soi, y compris celles du soi que la vie hospitalière contribue à reconstituer .

Philippe Lançon est le rescapé, mutilé du visage et des mains de la tuerie de Charlie Hebdo[2]. Le moment de son arrivée à la Pitié Salpêtrière est daté et datable. Il marque un avant dans son existence dont on peut suivre les différentes étapes selon un itinéraire dans lequel l’enfance et son passé de journaliste de guerre m’ont paru privilégiés, sans égards pour la chronologie des périodes de vie. L’ensemble, également marqué par la présence du frère, des parents et des femmes importantes, peuple la notion d’un avant que la tuerie du 7 janvier 2015, au 10 rue Nicolas Appert dans le 10earrondissement de Paris,  risqua de faire voler en éclats  et que l’on voit resurgir par touches successives, accompagnant, alimentant un présent qui s’étire dans l’univers des soignants. L’étirement dans le temps pour ce qu’on désigne par retour à la vie correspond aussi à celui de la restructuration de la partie inférieure du visage. L’impression d’hors temps qui se crée au fil de la lecture illustre la lenteur du travail d’appropriation d’un soi confronté à un visage construit avec des parties de soi. En l’occurrence le péroné et les lambeaux de peau prélevés sur la cuisse. « Mon corps entier devenait ma mâchoire, écrit Philippe Lançon, cette inconnue qui m’écartelait et semblait parcourue par des courts-circuits[3]. »

Le récit du livre se termine avec la tuerie du Bataclan, le 13 novembre 2015. La nouvelle lui parvient à New York où l’université de Princeton l’a invité pour dialoguer avec un écrivain péruvien dont il fut un grand lecteur. Il y a rejoint à cette occasion la femme qu’il aime et avec laquelle tout un pan de vie paraît aussi à reconstruire avec ce nouveau visage encore fragile qui porte la trace de son long parcours hospitalier et d’une grave cassure, au sens propre comme au sens figuré, advenue lorsqu’il venait de passer son cinquantième anniversaire. Son corps et sa personne ont donc franchi les frontières quand l’annonce du Bataclan le happe à distance. L’océan le sépare physiquement de l’hôpital mais pas en pensée. La distinction est d’autant plus perceptible que l’ouvrage se clôt avec le SMS de  Chloé sa chirurgienne. On comprend que ce voyage à l’étranger ne signifie pas pour lui  la fin des soins même si il inaugure une étape majeure de son retour à la vie et qu’il concrétise la fin de l’accompagnement hospitalier qui fait le vif du livre depuis l’attentat de janvier. L’accompagnement vers la vie de la mort évitée ne suit donc pas le rythme du temps de la personne, et encore moins celui que les médecins décident de considérer comme tel. Chloé, sa chirurgienne — c’est comme cela que Philippe Lançon la nomme — est à cet égard claire : « Je suis heureuse de vous savoir loin, lui écrit-elle à New York. Ne rentrez pas trop vite. »

En l’occurrence — et là n’est pas le moindre intérêt du livre —, les  mots du médecin véhiculent simultanément ce qu’il estime faire ou être le bien du malade et ce qui se présente comme son  bien à lui, le médecin, dans le contexte de l’attachement particulier que crée un parcours de soin particulièrement intense. Son implication dans le devenir du corps et de la personne du malade n’est pas exempte de retentissements sur son propre corps ni sur sa personne privée. Les intimités se rencontrent plus qu’elles ne choquent ou s’entrechoquent. L’enjeu n’est pas mince. La lecture de ce livre en témoigne où le mode de fonctionnement des équipes soignantes oblige le malade à une distance voire à un mode d’approche des soins qui lui sont prodigués et qui ne sont pas nécessairement compatibles avec son état physique ni avec la nécessaire dépendance à laquelle il est astreint. On appelle cela parfois « défaut ou manque d’humanisation », alors qu’il peut s’agir de mesures parfaitement maladroites d’asepsie pour travailler.

De ce point de vue Le Lambeau, qui n’est pas seulement un exercice d’écriture mais aussi la transcription d’un important travail de pensée et d’accès à ses ressources intérieures, peut être tenu pour l’équivalent d’un manuel à usage conjoint pour les patients comme pour les soignants. « Il arrive à un moment, ici, lui dit l’un d’eux, où à force d’être esclave et épuisé, on n’a plus d’imagination. Alors l’impact est directement sur le corps du médecin : eczéma ; problèmes gastriques ; insomnies, nervosité extrême. Moi je ne cesse plus de m’engueuler avec ma copine. »

C’est dire que chacun, dans l’univers hospitalier face à la souffrance : la sienne et celle de l’autre s’entremêlent au point de créer une étrange sensation partagée quoique non identique. S’il appartient au patient d’identifier un chemin qui d’étape en étape le mène vers un retour à la vie, il appartient au médecin de créer pour lui-même et pour son équipe des conditions de travail qui mettent la personne du malade à une place où les formes d’attachement sont parfaitement gérables, au sens où elles ne doivent aucunement empiéter sur la vie quotidienne des soignants. Le discours que tient Chloé la chirurgienne est ici aussi exemplaire quand elle dit à son patient « Ça n’est jamais arrivé dans le service ce mélange de tendresse et de folie que vous inspirez, et c’est pourquoi vous allez devoir partir.[4]»  Ce à quoi Philippe Lançon, grand lecteur de Proust et de La Rechercherésonne à sa façon quand il lui emprunte l’idée selon laquelle « quelle que soit la qualité du soignant, le patient reste isolé dans sa souffrance comme dans une drogue encore plus forte que celle qu’on peut lui donner[5]. » « Je ne cite pas Proust par hasard, écrit-il, A la recherche du temps perdu m’a suivi de chambre en chambre et j’y ai puisé, sans cesse de quoi méditer, ou de quoi rire, sur ma condition et sur Chloé[6]. »

« Si de moi, elle ne savait rien, dit-il encore, de mon corps elle savait déjà tout ce qui pouvait lui servir — de sa mécanique et son état de santé.[7]» La remarque, aux yeux de la lectrice que je suis, atteste cette particularité du transfert qu’effectuent les patients sur leur médecin, qui les incite à créditer le médecin d’un savoir sans failles que la réalité des soins est loin de confirmer mais qui atteste une nécessaire confiance à l’endroit du soignant qui le met lui-même en confiance. Philippe Lançon ne manque par ailleurs pas de lucidité ni d’humour quand il écrit que « le moment où le patient croit devenir expert de ses propres soins est un moment dangereux, car cette croyance si elle est exagérée n’est pas injustifiée.[8]»

Le temps maintenant est venu de reprendre quelques-unes des remarques que livre cet homme pour qui « écrire est la meilleure manière de sortir de soi-même quand bien même, ajoute-t-il, ne parlerait-on de rien d’autre[9]. » Sortir de soi-même semble en effet l’un des principaux enjeux de l’accompagnement vers la vie qu’implique la difficile reconstruction du visage à laquelle le patient dut faire face, parallèlement à l’appropriation de son nouveau soi, d’un soi tout neuf bien que constitué de parties prélevées sur son propre corps. En effet les traces inscrites sur son visage d’avant ne devaient plus, pour la majeure partie, être pareillement visibles sauf peut-être au niveau  des yeux et du front puisque le tiers inférieur du visage avait volé en éclats. La lente réhabilitation de cette partie détruite dont il ne fut pas autorisé à se servir ni à bouger pendant de longues semaines, et qui exigea une rééducation particulière, retarda le moment où, comme tout un chacun, les mimiques que l’on fabrique font la singularité d’un visage et l’espace de son intimité.

La traversée de l’univers hospitalier ne fut pas étrangère au processus de recouvrement de l’identité avec un visage remanié.  La multiplicité des expériences vécues avec les différents intervenants soignants y contribua. Avec eux les limites de la pudeur comme celles de l’impudeur se déplacèrent vers de nouveaux territoires, y compris ceux des mots transmetteurs d’informations dans un langage codifié qui ne s’apparente que de loin avec celui du quotidien. Il appartient au patient de se familiariser avec cette « novlangue » et de découvrir ce sur quoi elle fait l’impasse ou la clarté. « Les décisions, écrit Lançon, se prenaient naturellement au staff, entre chirurgiens, et j’ai vite compris que Chloé ne me donnait que les explications qu’elle jugeait possibles ou nécessaires ; mais elle le faisait de telle façon qu’elle ne semblait rien me cacher de ses explications.[10]

« Ce n’est, ajoute-t-il, que par le quotidien hospitalier que j’ai pu apprivoiser ce qui avait eu lieu. » On touche là, me semble-t-il, à L’Inquiétante étrangetéfreudienne[11]dont la principale caractéristique est de se présenter dans la langue d’origine comme un oxymore à redresser. Là où le français exige deux mots plus ou moins compatibles, l’allemand compose un adjectif, à l’aide de son préfixe Un ( en français ce serait le préfixe “ dé ” ou “in” faisable, infaisable). L’oxymore s’entend alors dans l’instant où le familier du corps transforme en étranger et en inquiétant. Le préfixe «Un» a renversé en son contraire le familier, le chez soi du Homeet du Heim où se loge également le corps. L’adjectif : Unheimlich restitue  grâce au préfixe et en un seul vocable ce moment paradoxal où le familier du chez soi se  transforme en une Inquiétante étrangeté.. De ce curieux voyage de la langue qu’il convient de faire en passant du français à l’allemand et vice versa pour illustrer un vécu, Philippe Lançon donne un exemple par le biais de l’information qui lui est transmise. Il évoque les paroles de l’infirmière de nuit qui, la veille d’une intervention,  lui dit « Vous passez en première position, Monsieur Lançon. » L’entendement se trouble dès lors que l’expression signifie à celui qui la reçoit l’annonce d’un déplacement que son immobilité physique contredit absolument. Et c’est ce qui se passe dans l’esprit de Philippe Lançon.

« J’ai pensé, écrit-il, à “pole position”, aux ronflements des voitures de course sur la ligne de départ[12].[…] En pole position pour ma deuxième opération … J’en suis à la dix-septième au moment où j’écris ce lignes en août 2017, dans le fin fond de l’Ecosse. »

Parmi toutes les choses auxquelles le patient doit s’initier il faut compter — j’y reviens — avec cette sorte d’attachement particulier qui lie le patient à ses soignants et qui fait dire à Philippe Lançon que « l’hôpital est souvent le lieu des injonctions contradictoires.» La distance qu’impose parfois le médecin, notamment dans les services hospitaliers, incite le patient à la réflexion sur sa position personnelle. Elle présente des points communs avec celle qui, dans une cure, s’établit entre le, patient et son psychanalyste.

S’agissant de Chloé sa chirurgienne (son sauveur), Philippe Lançon écrit : « L’intimité qui nous liait, écrit-il, était vitale et pourtant elle n’existait pas. […] je pouvais lui envoyer des photos prises en voyage, ce qu’elle appelait mes cartes postales mais je n’aurais   jamais osé lui parler de mes soucis intimes — même si elle les devinait. Il y avait un cadre dont il ne fallait pas plus déborder que mes couilles du caleçon pendant la visite, ce qui lui avait fait dire un jour devant les infirmières : « Dites, essayez de ranger ça, ce sera mieux pour tout le monde[13]. »

Peu de choses jusqu’ici ont été dites sur le monde des infirmiers et des infirmières, de nuit comme de jour ainsi que sur les brancardiers. Avec eux, les échanges ont ceci de particulier qu’ils sont brefs et qu’ils ont lieu quand on se déplace. Ils sont donc brefs et asymétriques dans la mesure où le patient est allongé et le brancardier debout, plus ou moins maladroit dans les passages qu’il doit emprunter mais il semble que ses paroles soient marquantes.

En lisant Le Lambeau, je me suis souvenue d’une jeune patiente à qui le brancardier, séduit par la jeune fille, avait dit : « Toute ta vie tu te souviendras que je t’ai portée toute nue. » Philippe Lançon, quant à lui, relève la difficulté à évaluer la personne qui vous transporte, dès lors qu’on est allongé et lui debout. Comment évaluer sa taille, savoir si il ou elle est grand ou petit ?  Blond ou brun avec des cheveux courts, longs, dreadlocks, quand la tête est coiffée d’une large charlotte ? Je mets un féminin mais il ne semble pas y avoir de brancardières.

Quant aux infirmières, de jour et de nuit, je les vois comme des petites mains sans lesquelles la couture n’existerait pas. Sans elles  les couturiers, les designers, ou les chirurgiennes seraient à la peine. Indispensables à l’équipe médicale et au séjour du patient à l’hôpital, elles sont celles avec lesquelles la parole s’installe. Philippe Lançon, pour sa part, apprécie de les voir entrer, lui parler, surtout d’elles-mêmes et de leur histoire, de leurs blessures ou de leurs week-end. Il sait reconnaître la place qu’elles occupent dans le huis-clos hospitalier, quand il se sent pris dans ce qu’il appelle « une dialectique effrénée » au cours de laquelle il en vient à peser le pour et le contre de la mort évitée : « Peut-être la vie qu’on m’avait permis de continuer ne faisait-elle que renvoyer à la mort que j’avais côtoyée. Si c’était le cas, poursuit-il, leur gémellité et leur antagonisme répandaient leur grammaire sur tout ce qui m’entourait et me constituait.[14]»

On se familiarise au long de ce parcours avec l’inventivité que déploie le patient pour contourner les obstacles inhérents aux soudaines mutations de l’une ou l’autre des infirmières placées sous l’autorité de la supérieure cadre. L’anecdote racontée va dans ce sens, lorsqu’il s’enquiert de l’absence de  celle qui changeait son pansement avec plus d’habileté et de rapidité que les autres. Il apprend ainsi sa mutation à l’étage inférieur pour cause d’incompatibilité d’humeur avec la cadre, responsable. Or l’état de son visage exigeait plus d’une heure de soins sans compter les différents risques d’infection intercurrents sous les compresses. Il s’arrange alors avec la complicité des autres infirmières, et en l’absence de la supérieure, pour faire chercher et s’occuper de lui celle qui avait disparu de son étage et à laquelle il avait donné le surnom de « Marquise des Langes ». « Elle veille sur moi et trouve des solutions pratiques à tous mes problèmes, écrit-il. […] En refaisant le pansement du VAC (petit aspirateur à pression négative) seule pendant quarante minutes, avec dextérité et minutie, sous le regard des deux autres infirmières qui n’y arrivaient pas, elle dit “ En fait c’est comme un puzzle, j’aime les puzzles”[15].» Il n’est pas rare que les proches expriment quelque jalousie ou qu’ils se sentent frustrés devant les  nouveaux attachements du patient envers ses soignants. C’est ce que relève Philippe Lançon.

« Et peu importaient les erreurs commises en cours de route, s’exclame-t-il, les veines mal piquées, les pansements mal faits et le reste. Toul faisait partie du chemin.[16]»

Quel chemin parcouru en effet que celui décrit dans Le Lambeau. Quelle traversée de l’inhumain depuis l’attentat survenu à sa personne et aux disparus de Charlie hebdo le 7 janvier 2015. Quelle formidable humanité transmise, issue de ces longs séjours dans l’univers des soignants, où la dureté côtoie l’empathie !

« La pudeur, l’orgueil, le stoïcisme ? Autant de vertus célébrées, écrit-il, que je crois avoir suffisamment pratiquées pour en sentir les limites, l’ambiguïté, et à quel point elles permettent au monde d’oublier la souffrance de ceux qu’au prix de leur silence, il prétend respecter. […] La maladie n’est pas une métaphore ; elle est la vie même. [17]»

Le livre qui débuta avec le projet d’interview de Michel Houellebecq pour son livre Soumission, précisément paru le 7 janvier 2015[18],s’achève avec leur brève rencontre lors d’un cocktail[19]. Il n’est pas vain de penser et de dire que Philippe Lançon a fait, tout au long de son parcours, l’expérience de la soumission, aux exigences de l’univers hospitaliers, comme à celle de sa lente reconstruction faciale. Sans compter les nombreux passages par la douleur dont la description montre à quel exercice de pensée il convient de se livrer pour en parler. « La sensation de n’être plus qu’un corps apparaît lorsqu’il échappe entièrement à nos désirs et à notre volonté, comme des domestiques qui se mettraient à vivre le jour où , quand on les sonne , ils se révoltent tous en même temps pour dire simplement : j’existe. […] mais on n’est pas habitué à cette vie qu’on ne contrôle pas, ne prévoit pas , à cette jacquerie d’organes qui se traduit par un incompréhensible embouteillage de sensations.[20]»

Chacun de nous, au fil de ce livre, se sent concerné dans son intimité, même s’il n’a pas connu l’impossibilité de parler, de boire, de manger et de protéger la renaissance de son soi  à travers le nouveau visage que transmet l’écriture.

Danièle Brun
in Jusqu’à la mort accompagner la vie, n° 134, 2018, « Sur les traces de l’intimité » 

[1]Paris, Gallimard, 2018.

[2]Le récit va du 7 janvier 2015 (Tuerie de Charlie Hebdo) au 13 novembre de la même année (tuerie du Bataclan)

[3]P. 331.

[4]P. 394.

[5]P. 380.

[6]P. 226.

[7]P. 239.

[8]P. 207.

[9]P. 365.

[10]P. 241.

[11]« L’inquiétante étrangeté »in L’inquiétante étrangeté et autres essais, Paris Gallimard, 1985, p. 209-264..

[12]P. 189-190.

[13]P. 227.

[14]P. 134-135.

[15]P. 274 et 295.

[16]P . 140.

[17]P. 413-414. Allusion au livre de Suzanne Sontag : La maladie comme métaphore.

[18]Flammarion.

[19]P. 503.

[20]P. 332.